ICONIC PORTRAITS :
Le Whoโs Who dโArnaud Baumann
Le Whoโs Who est l’annuaire des gens censรฉs peser dans la vie dโun pays. La premiรจre รฉdition anglaise date de 1849, la franรงaise de 1953. Celle dโArnaud Baumann, plus rรฉcente, plus fraรฎche, plus dรฉboutonnรฉe, a commencรฉ dans les annรฉes 80, lorsque, jeune photographe, il sโest mis ร cadrer dans son viseur des gens qui comptaient, en particulier pour lui. Par exemple lโescouade libertaire du journal Hara-Kiri, dont il reste un esprit, une ลuvre perturbatrice et mal รฉlevรฉe, un hรฉritage, une descendance, une tragรฉdie โ la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015 โ et un livre-bible, Dans le ventre de Hara Kiri (รd. La Martiniรจre, 2015), รฉchographie tumultueuse rรฉalisรฉe par Arnaud Baumann avec son alter ego de longue date, le photographe Xavier Lambours. La diffรฉrence entre le Whoโs Who ordinaire et le sien, cโest que dans le sien ce sont les textes qui sont brefs et secondaires, et les photos qui sont grandes et qui importent.
Si lโune de ses prรฉdilections dโartiste est le portrait, son exercice favori, son originalitรฉ, sa grande rรฉussite, sa signature stylistique, cโest le portrait heureux. Pour une large part, Iconic portraits est une exposition โ et un livre de collection (limitรฉ ร 100 exempl.) โ sur lโespiรจglerie et sur lโironie, sur lโeuphorie et sur la joie, sur lโhumour, la plaisanterie, la malice et lโautodรฉrision, qui est ร la dรฉrision ce que lโautocritique est ร la critiqueย : un progrรจs. Plus quโun Whoโs Who, cโest une galerie de tableaux-cabrioles, de mimiques ร lโexagรฉrรฉ, de pasquinades, comme on disait dans Victor Hugo, qui sโรฉtend de la fin du xxแต siรจcle jusquโau dรฉbut du xxiแต, en attendant la suite, parce quโun siรจcle, cโest long. Plus encore quโun annuaire, cโest une sorte de Lรฉgende dorรฉe en images, laรฏque, profane, allรฉgrement paรฏenne, si on met de cรดtรฉ lโabbรฉ Pierre, Julien Green et quelques tรชtes รฉmรฉrites. Plus, mรชme, quโune lรฉgende dorรฉe, cโest ร tous รฉgards un dictionnaire multicolore de biographies รฉcrites au film argentique, du Leica ร la chambre Polaroรฏd. Les nostalgiques y verront le rรฉpertoire affectueux, drolatique, effervescent, dionysiaque, parfois sulfureux โ mais ce souffre sent bon lโhumanitรฉ โ, dโune foule de milieux et de pรฉriodes qui font une dรฉmographie des prรฉfรฉrences, une sociologie sรฉlective et, en somme, lโinventaire choisi dโun mรฉmorialiste multipliรฉ dans quinze mondes.
Au bout du compte, on y trouve des dizaines de vieilles connaissances qui ont accompagnรฉ, sur les รฉcrans, sur les scรจnes, dans les journaux, les livres, les galeries dโart et les musรฉes, le roulement de nos รขges successifs, et qui sont un peu comme des parents que nous aurons connus, sinon dans le monde, du moins dans le spectacle du monde, fantasmagorie de substitution oรน nous vivons sans doute davantage que dans la rรฉalitรฉ. Et si quantitรฉ de ces familiers de loin ont disparu, la plupart, au moment de ces portraits, sont les incarnations de cette espรจce de bonheur dโรชtre et de vitalitรฉ de groupe ou de couple qui rayonne de lโimage quand le bonheur dโรชtre et la vitalitรฉ des sujets sont redoublรฉs par ceux du portraitiste. Les portraits dโun photographe, en effet, sont aussi le portrait du photographe, et chacun dโeux, quand le sujet, le photographe et le portrait sont ร la hauteur, fait un tout supรฉrieur ร la somme des parties.
Lโatmosphรจre, prรฉcisรฉment, est ร la fรชte, repos de la vie laborieuse. Mais il faut de temps en temps se reposer du repos, moins dans la besogne que dans la gravitรฉ, lโinquiรฉtude, le danger. Cโest ce qui se produit ici, sans que le photographe ne sโรฉcarte beaucoup de ce baroque mesurรฉ ni de ce naturel juvรฉnile quโil fait circuler de la premiรจre de ses images jusquโร la derniรจre.
Ainsi Emil Cioran, rencognรฉ dans sa mansarde du Quartier latin, figure de pรขte dรฉfaite, levรฉe vers une lucarne quโil voudrait ouvrir, ou fermer. Chevelure รฉpaisse comme lโangoisse. Mine de vieil enfant maltraitรฉ, accablรฉ, giflรฉ par la mรฉchante lumiรจre rectangulaire dโun Ciel oรน sโest installรฉ sans vergogne le dรฉmiurge persรฉcuteur des gnostiques. Photogรฉnie des inconsolables. Ne cherchez pas de meilleure illustration du mysticisme dรฉรงu, vous nโen trouverez pas.
Ainsi Bashung. Ce doigt de cigogne sur ses lรจvres. Ce doigt de la finesse ร lโongle รฉcarlate. Ce doigt qui nโest pas le sien mais qui lui va si bienโฆ Celui de sa part fรฉminine, puisquโil paraรฎt quโil faut faire des parts, comme pour les gรขteauxย ? Dโune reine de cลurย ? Dโune adoratriceย ? De la pudeurย ? De la dรฉlicatesseย ? De la mรฉlancolieย ? De la mortย ? Louis XIII, roi secret, meurt avec un geste ou dans une pose identiques, mais cโรฉtait son index personnel. Silences des compliquรฉs. Trouvailles des imaginatifs.
Ainsi cet ยซย Autoportrait ร lโessence Cย ยป, oรน le photographe, en incendiรฉ volontaire, se met en scรจne et paie de sa personne. Le prix aurait pu รชtre exorbitant, mais au fond cโest moins un portrait ร lโessence que le portrait dโune essence, dโune ontologie, dโune faรงon dโรชtre, voleuse de feu, chaleureuse, allumรฉe, risque-tout, pourtant pas cinglรฉe. Cette flamme qui court cโest Promรฉthรฉe en rรฉduction, dรฉchaรฎnรฉ, non sur son rocher des confins de la terre mais dans le Val dโOise, au bord de la piscine-extincteur du dessinateur Sinรฉ.
Baumann, ร propos de son portrait de Philippe Soupault รขgรฉ, surchargรฉ de quatre-vingt-douze ans de souvenirs et comme effarรฉ, lui le surrรฉaliste, dโavoir passรฉ tout une existence dans un rรฉel qui nโest รฉventuellement quโune fumรฉeย : ยซย Se dรฉshabiller รงa peut รชtre aussi montrer ses rides, le temps qui passe. Pouvoir accepter la mort (โฆ) Un portrait est rรฉussi, je crois, quand il atteint cette dimension-lร . La mise ร nu.ย ยป
La question estย : la mise ร nu de quoi, exactementย ?
La rรฉponse est dans Jean Paulhanย : ยซย Les gens gagnent ร รชtre connus. Ils y gagnent en mystรจre.ย ยป Cโest ce quโil y a de bien avec les รชtres humainsย : sโil peut arriver que vous perciez le mystรจre quโils sont dโabord, vous tomberez de toute faรงon sur lโรฉnigme quโils sont ensuite. So, whoโs whoย ?
Et quโest-ce que Iconic Portraits, sinon une concentration, un carambolage de rรฉbus rรฉvรฉlateurs, comme toute vรฉritable exposition de portraitsย ? Mais une concentration et un carambolage revigorants, car si jamais aucune exposition ni aucun livre des vivants nโont รฉtรฉ aussi vivants, jamais aucune exposition ni aucun livre des morts nโont รฉtรฉ aussi gais, agitรฉs, bigarrรฉs, variables, รฉnergiques, dรฉcalรฉs, fantasques et inventifs.
Michel Wichegrod 2024ย